Venant sauver un automne morne, Bruce Springsteen offre une douzaine d'hymnes de stade supplémentaires, en attendant le moment où on pourra les chanter en choeur. Et en plus, c'est son meilleur album depuis vingt ans.
A l'été 2019, Bruce Springsteen avait fait son grand retour discographique avec Western Stars, son premier album original en cinq ans (entre deux, il était suffisamment occupé avec son autobiographie et son show à Broadway). Un opus country, pop et orchestral, rappelant les grandes heures de Roy Orbison et de Burt Bacharach. Ce n'était pas vraiment ce à quoi Springsteen nous avait habitués jusqu'ici, mais c'était la preuve que l'homme ne se cantonne pas au rock à guitares et aux anthems à chanter dans les stades pleins à craquer. C'était bien, certes, mais quand même, un disque avec le E Street Band nous aurait fait le plus grand bien. Et puis, cet entretien entre Springsteen et Martin Scorsese (drôle d'idée, mais bonne idée) avait révélé qu'un album entier était déjà écrit, prêt à être enregistré par le groupe au complet. Cet album, c'est devenu Letter To You.
Au vu de la pochette, on se demande si Springsteen n'aurait pas décidé de sortir un album de Noël dans le style Michael Bublé, tant elle semble clichée et vide de sens. La photo originale est très belle, d'accord, mais ce gros plan et cette police d'écriture tout droit sortie d'une carte de voeux... mais bon, passons outre et entrons dans le vif du sujet.
Après des semaines de rumeurs dans tous les sens, la sortie fut confirmée pour le 23 octobre, accompagnée d'un premier single : Letter To You et son clip tourné dans le studio d'enregistrement avec tous les membres du groupe. Et là, je passe sur un plan personnel : passées les premières minutes chargées d'adrénaline (parce que bon, il est de retour), au bout de quelques écoutes, j'ai trouvé que c'était un peu faible. C'est du Springsteen, bien sûr, du Springsteen tout craché. Et justement, ça sonnait comme quelque chose de déjà entendu, sympa mais sans plus, un peu comme un vieux morceau de Working On A Dream (2009, un de ses albums les moins bons), du remplissage quoi. C'est un choix étrange et légèrement décevant pour un premier single.
Mais attention, le 24 septembre débarque le second extrait Ghosts, et là, c'est bon, on le sait : l'album sera bon. Très bon. Tout en racontant ses jeunes années avec les Castiles (comme sur Last Man Standing, on y reviendra), Bruce armé de sa Telecaster montre qu'il n'a rien perdu de ses talents de composition et que sa voix garde sa puissance caractéristique. Le groupe est en forme, le refrain est épique et les parole sont sans équivoque : on pensait que le nouvel album de Springsteen allait être un disque éminemment engagé politiquement, mais non. C'est un disque sur la vie, la mort, la vieillesse et l'amour.
Trois morceaux sont issus de l'époque du premier album, Greeting From Asbury Park, N.J, en 1973, et ont clairement un feeling différent des compositions les plus récentes. La première c'est Janey Needs A Shooter. C'est une histoire compliquée : les paroles ont été écrite vers 1972, mais la mélodie est calquée sur une autre chanson écrite par Springsteen en 1971. Le morceau a été enregistré une dizaine de fois depuis janvier 1973, mais c'est la première fois qu'il sort officiellement. Et heureusement qu'il est enfin disponible ! C'est véritablement une des meilleures surprises du disque, qui aurait pu se retrouver sur Born To Run et n'aurait pas dépareillé.
La deuxième oldie récupérée, c'est If I Was The Priest, une des chansons que Springsteen avait joué chez Columbia en 1972 à l'époque ou il tentait de décrocher un contrat et ainsi devenir "le nouveau Bob Dylan". Ça commence doucement, et puis le groupe arrive dans un souffle et le morceau se laisse porter par la voix, les guitares, la basse, la batterie, l'orgue... encore un grand moment.
Et enfin Songs For Orphans, une chanson touchante, émouvante, épique, qui possède un son à mi-chemin entre The River (1980) et Wrecking Ball (2012), avec un harmonica Dylanesque comme il se doit. La seule question qu'on se pose, c'est pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de publier ces trois merveilles.
Bruce Springsteen semble avoir créé un mélange de toutes les époques de sa carrière : les années se superposent et le temps semble se brouiller, se suspendre pour un instant. On retrouve les virées acoustiques des années 90 dans la tristement belle One Minute You're Here, l'indéniable influence de la période The River sur le brûlant et fougueux Burnin' Train ou par exemple l'incroyable Last Man Standing, qui rappelle l'époque The Rising, en 2002. Le thème de cette chanson est très clair : en juillet 2018 est décédé le camarade de Springsteen George Theiss, qui était leader de son premier groupe The Castiles, au début des 60s. Après sa disparition, Bruce reste donc le dernier survivant de la formation, l'unique témoin de cette époque "snakeskin vest and sharkskin suit". En l'écoutant on ne peut pas s'empêcher de penser que le Boss a fait le point et déroule le fil de sa vie, synthétisant le tout avec Letter To You. On ne l'espère pas, mais... est ce que ce disque serait le dernier ? Si ça devait être le cas, au moins, Bruce Springsteen terminera sa carrière sur une de ses meilleures oeuvres. Mais en même temps, sur House Of A Thousand Guitars (superbe chanson, soit dit en passant), après une petite pique à Donald Trump (The criminal clown has stolen the throne/He steals what he can never own), il nous donne espoir qu'un jour peut-être, la musique live reviendra et lui avec : We'll go where the music never ends/From the stadiums to the small town bars/We'll light up the house of a thousand guitars. Le piano qu'on entend sur cette chanson est très similaire à celui de The Power Of Prayer, dans laquelle on ressent une vibe religieuse qu'on ne s'attendrait pas à trouver ici, mais à la réflexion, ça fait sens, puisque Springsteen a grandi dans une tradition très catholique, dans sa petite ville de Freehold, New Jersey. Et encore une fois, le regard en arrière...
Rainmaker commence doucement, un peu de piano (omniprésent sur l'album décidément, on ne s'en plaint pas) et une touche de steel guitar, avant de s'enflammer avec des effluves de Magic (2007) et de Wrecking Ball (2012). Autant le reste de l'album est personnel et se centre sur les expériences de Bruce, autant Rainmaker semble résolument politique. Cela dit, la chanson aurait été écrite des années avant l'arrivée de Trump à la Maison Blanche, mais on ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle tombe bien, à quelques jours de la présidentielle américaine.
Et puis, cinquante-six minutes après avoir démarré l'aventure, on arrive au dernier morceau : I'll See You In My Dreams, qui ressemble un peu trop à une révérence, un adieu. Musicalement typiquement Springsteenienne, la chanson possède des paroles énigmatiques et un peu déprimantes : "I'll see you in my dreams/we'll meet again in another land [...]For death is not the end/And I'll see you in my dreams". Et alors, et après ? Letter To You est-il le point final d'une carrière longue de quarante-sept ans et vingt disques ? Mais dans les quelques interviews données, le Boss semble juste heureux d'être de retour avec le groupe et n'a pas l'air d'avoir l'intention d'arrêter. A 71 ans, il est encore d'attaque et prêt à mettre le feu, la preuve : il vient de sortir l'un de ses meilleurs albums.
Bruce Springsteen - Letter To You, disponible maintenant via Columbia Records
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