Depuis 2006, la bande new-yorkaise d'Ezra Koenig produit un rock alternatif plein d'influences étonnantes et d'une créativité sans failles. Pourtant, contrairement à Arcade Fire ou Phoenix, Vampire Weekend est relativement peu considéré, souvent réduit à ses tubes comme A-Punk ou Campus. Mais en plongeant un peu plus dans les oeuvres du groupe, on se rend compte qu'il va peut-être falloir les estimer à leur juste valeur.
"Indie rock", c'est le style que j'ai assigné à Vampire Weekend dans le titre de cet article. Un terme très large, englobant autant le rock énervé des Arctic Monkeys à leur débuts que les délires pseudo-psychédéliques de Tame Impala. Mais les quatre américains du groupe sont passés par plusieurs étapes : d'abord dans un axe alternative assez minimaliste aux influences africaines au moment de leur premier album Vampire Weekend (2008), puis se sont orientés un peu synth-pop avec Contra (2010), avant de dériver vers un peu de pop-baroque aux paroles plutôt sombres sur leur Modern Vampires Of The City (2013, mon préféré, si vous voulez savoir), et enfin, de revenir six ans plus tard en mode r'n'b, folk et art rock estival en sortant Father Of The Bride (2019), leur dernier opus en date.
Ces influences variées viennent d'abord de l'éducation parentale : enfant, le chanteur, guitariste et compositeur principal Ezra Koenig écoutait Blondie ou les Ramones (ses parents passaient souvent We're A Happy Family, il ne comprendra le sarcasme des paroles que plus tard), et puis plus tard, il découvrira De La Soul, The Roots, A Tribe Called Quest et leur album Midnight Marauders, et assistera au premier concert new-yorkais du groupe de hip-hop anglais The Streets. Koenig a aussi la chance d'être au milieu des années 80, et donc de commencer à s'immerger à fond dans la musique pile au moment ou les MP3 et le streaming musical explosaient : "Je me disais, "C'est parfait". C'est ce qu'on avait toujours voulu. Juste avoir la possibilité d'écouter la musique de l'autre, tranquillement", raconte-t-il dans une interview de 2014. Il s'ouvre donc rapidement à des styles musicaux carrément éclectiques. Mais attendez je ne vous ai même pas encore présenté les autres membres du groupe !
D'abord, le multi-instrumentiste (mais surtout guitariste et pianiste) Rostam Batmanglij y est pour beaucoup dans le son si particulier du groupe. D'origine iranienne, il forme une sorte de duo d'auteurs-compositeurs avec Koenig et incorporera plusieurs instruments inhabituels au cours de ses années avec Vampire Weekend, tels que le Chamberlin (un peu comme un mellotron) ou le harpsichord. Il produira en grande partie les trois premiers albums du groupe, avant de le quitter en 2016 pour se concentrer sur des projets solo (avec Solange. Declan McKenna ou Haim), tout en précisant qu'il continuerait à travailler avec Ezra Koenig de temps en temps. Le départ de Batmanglij se sent sur le premier album du groupe sans lui, Father Of The Bride, ou les influences d'afropop et de musique du monde sont atténuées pour laisser la place à des sonorités plus folk ou rappelant celles de jam bands comme Grateful Dead ou Phish.
Les deux autres membres du groupe sont les deux Chris, Thomson et Baio. Christopher Thomson, le batteur, se trouve être un grand fan de jam bands, de folk et de classic rock. Christopher Baio est le bassiste, d'abord influencé par Queen et les Beatles, avant de se tourner vers la musique africaine comme ses camarades. Il joue plutôt très bien, le meilleur exemple étant selon moi cette version live de Sunflower au festival Austin City Limits de 2019.
Le premier album, Vampire Weekend, sort en janvier 2008, trois ans après que les quatre amis se soient décidés à monter un groupe. Ezra Koenig est à ce moment-là prof d'anglais à Brooklyn (pas vraiment respecté par les élèves, d'ailleurs), amenant de temps en temps sa guitare pour s'entrainer en classe. C'est à cette époque qu'il commence à écrire les premières chansons, d'abord Oxford Comma sur le piano de ses parents, puis Walcott et Cape Code Kwassa Kwassa, qui se retrouveront toutes sur Vampire Weekend. Un des éléments qui donnent à ce premier disque cette atmosphère si particulière, c'est l'orgue et le Chamberlin joués par Rostam Batmanglij et présents sur quasiment tous les morceaux, autant sur le mélancolique I Stand Corrected que le vivifiant hymne de festival A-Punk. La guitare d'Ezra Koenig, une Epiphone Sheraton II plutôt bon marché, y est aussi pour beaucoup dans le son du groupe. Rajoutez à cela les percussions reggae et les lignes de basse sautillantes, et on obtient un album parfait.
En 2010, Contra sera un peu le disque de transition, entre les guitares effrénées du premier opus et le rythme plus lent inspiré par la musique classique de Modern Vampires Of The City. Le groupe flirte avec l'électro, ajoutant des boites à rythme et des samples ça et là. L'orgue et le Chamberlin s'estompent, mais quelques rythmes reggae et "Upper West Side Soweto" subsistent, par exemple sur la longue Diplomat's Son, ou la joyeuse White Sky tout en ajoutant un peu d'influences hispaniques (Horchata) ou de purs moments de rock indé (Cousins). Le titre et les paroles de l'album sont aussi intéressants : Contra signifie "contre", l'opposition, la contradiction. Les textes d'Ezra Koenig sont partagés entre conscience politique (références à la guerre d'Irak sur Holiday ou à une force révolutionnaire Nicaraguéene sur I Think UR A Contra) et les thèmes plus "classiques" d'amour à l'agonie (Taxi Cab), des conséquences de la soudaine célébrité (Run ou Cousins) ou une belle observation sur la Californie et son snobisme (California English). En bref, Contra est l'album d'un jeune groupe qui explore, découvre et se rend compte qu'il peut aller loin en expérimentant. Leur meilleur album, cependant, sortira trois ans plus tard, sous une pochette new-yorkaise brumeuse : Modern Vampires Of The City.
"Parfois, on sentait vraiment qu'on avait un hit, du genre ‘Ça pourrait être à la radio’ Mais ça sonnait trop normal , donc on revenait à l'étape de création. Peu importait à quel point c'était bien", dira le producteur de Modern Vampires Of The City, Ariel Rechtshaid.
Cette déclaration nous confirme deux choses : premièrement, il y a certainement des dizaines de chansons excellentes créées pendant cette période, et on ne les entendra peut-être jamais. Et deuxièmement, Vampire Weekend s'est renouvelé avec Modern Vampires. Vraiment renouvelé.
Pour commencer, exit les influences de musique du monde : l'heure est aux violons et aux clavecins, ainsi qu'aux boites à rythmes et effets de voix. Ensuite, le disque est beaucoup plus ténébreux que ses prédecesseurs. "Même si la plupart des chansons sont dans une tonalité majeure, il y a quelque chose d'un peu sombre au fond. Et je pense que ça reflète le monde", selon Rostam Batmanglij. Ce sera d'ailleurs son dernier album en tant que membre du groupe et co-producteur. Parlons-en de la production, tiens. Le disque est donc réalisé par Batmanglij en collaboration avec Ariel Rechtshaid (connu pour son travail avec U2, Madonna ou Adele) et les deux prennent sur Modern Vampires une direction artistique avant tout basée sur la voix avec les instruments parfois en retrait sur certains morceaux (Everlasting Arms, Young Lion), mais en testant malgré tout beaucoup de sonorités différentes. Et enfin, les paroles. L'album n'a pas vraiment de thème, peut-être le fait de devenir adulte ou le passage du temps. Par contre, la religion et ses symboles revient beaucoup : même si Koenig n'est pas croyant, certains des textes semblent être directement adressés à Dieu, ou en tout cas à rapport à la foi (Unbelievers ou Ya Hey, par exemple). Koenig traversait aussi une petite période de dépression, ce qui explique le caractère relativement triste des morceaux. La mort est joyeusement évoquée dans Diane Young ou Obvious Bicycle, tandis que la tristesse et le ressentiment hantent à peu près toutes les chansons. Un troisième album sombre, certes, mais cet état d'esprits dissipera clairement avec le quatrième effort du groupe, vieux d'à peine deux ans, le vivifiant Father Of The Bride.
Après les ténèbres, la lumière : Father Of The Bride sort le 3 mai 2019, après six ans de silence discographique. Le premier disque de Vampire Weekend sans Rostam Batmanglij est carrément joyeux, avec une poignée de singles entrainants (Harmony Hall, This Life), des chansons calmes (2021) ou inspirées des jam bands américains (Sunflower, aux accents reggae), des ballades (Jerusalem, New-York, Berlin) et des morceaux aux influences flamenco (Bambina), bref, un mélange de styles dense mais accessible, contenant certaines des plus belles compositions du groupe. On y trouve cinq featurings :d'abord, trois avec Danielle Haim, du groupe pop américain Haim, qui pose sa voix sur la douce Hold You Now, la joyeusement mélancolique We Belong Together et la très sixties Married In A Gold Rush. Ces trois duos rappellent un peu ceux de Gram Parsons et Emmylou Harris ou June et Johnny Cash, les voix de Koenig et Haim se mariant très bien ensemble. Et puis le guitariste Steve Lacy vient apporter ses influences jazz et funk sur la géniale Sunflower et sur Flower Moon, peut-être bien le meilleur morceau de l'album. Rostam Batmanglij, bien qu'officiellement hors du groupe, produit et co-écrit quelque morceaux, notamment l'irrésistible single Harmony Hall. La production, d'ailleurs, est quasiment parfaite, les harmonies sont sublimes, la basse groove et les lignes de guitares espiègles rentrent dans la tête pour ne plus en sortir.
Pendant que j'écrivais cet article, Vampire Weekend a sorti un EP surprise : deux réinterprétations par le saxophoniste Sam Gendel et le groupe de rock Goose de leur chanson 2021, issue de Father Of The Bride. L'EP dure 40 minutes et 42 secondes (donc 20:21 minutes par morceau, vous avez compris ?) très relaxantes et qui prouvent encore une fois que le groupe n'est jamais à court d'idées.
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